Je n'avais plus goût à rien depuis ce jour funeste ou ma mère et ma jumelle avaient disparu. Tout était devenu gris, terne, sans aucun éclat, sans lumière, sans vie.
J'avais refusé de les accompagner faire des courses, préférant les laisser entre fille à papoter dans les magasins, car les attendre des heures m’horripilait. Je préférais rester seul avec ma console de jeux qu'au milieu de la foule bruyante.
Mais sur le trajet, leur voiture avait été percutée à pleine vitesse par un camion dont les freins avaient lâchés. Si j'avais été là, peut-être l'aurais-je vu arriver, peut-être aurais-je obligé ma mère à s’arrêter à ma boutique de BD préférée, évitant ainsi le croisement au moment ou le camion avait grillé le stop. J'aurais au pire disparu dans le néant en même temps qu'elles, sans souffrances, sans regret. Mais je n'avais pas jugé bon d'y aller, et elles ne reviendraient jamais.
Planté devant les cercueils laqués d'une couleur indéfinissable mes larmes roulaient sur mes joues. Ils descendaient doucement dans le sombre tombeau, emportant mes derniers souvenirs de bonheur. Je regardai autour de moi, sans rien voir, hormis ce brouillard grisâtre qui m'accompagnait depuis que j'avais appris la nouvelle de la bouche d'un agent de police lambda.
Le ciel de plomb couvrait tout. Les arbres aux troncs noueux, couverts de lichen, sans feuilles, bruissaient comme les lames d'aciers des escrimeurs. Ma douleur et ma peine éteignaient toute joie, toutes couleurs. Plus rien n'avait d'importance. J'étais détruit, le cœur enfermé dans une gangue de béton et placé dans ces boites au côté de ceux que j'aimais et qu'un marbre de carrare blanc veiné d'argent allait recouvrir à jamais.
Avec mon père, nous rentrâmes enfin chez nous. « Chez nous », ça n'avait plus aucun sens, car il y manquait la plus belle part. Machinalement, il prépara le dîner, sans rien dire, comme il le faisait chaque soir depuis une semaine. Nous nous assîmes l'un en face de l'autre, sans décrocher un mot. Je coupai et poussai la nourriture sur le bord de l'assiette, sans rien avaler. J'avais bien perdu déjà trois kilo, mais je ne m'en souciais pas. Qu'étais ce au regard de l'absence pesante des êtres qui avaient fait mon bonheur.
―Lundi, tu retourne au lycée. Les vacances sont finies.
La voix monocorde de mon père semblait à la fois impérieuse et sans conviction. Mais il avait raison, il fallait que je retourne à cette vie, comme si rien n 'était arrivé, ou que j'y mette fin, chose que je ne pouvais concevoir. Ma sœur ne l'aurait pas admis. Pourtant, le plomb du remord pesait sur mes épaules.
J'avalai une bouchée, sans aucun plaisir. Elle n'avait aucune saveur, seul le goût de cendre emplissait ma bouche, mais je me forçai à ne pas la recracher. C'était le signe de mon accord tacite avec lui.
Je me levai, débarrassai en vitesse, poussant les aliments dans la poubelle, avant de glisser machinalement mon assiette dans le lave vaisselle et montai me coucher, souhaitant que lundi vienne vite, ça ferait toujours quelques jours de moins à attendre que tout soit fini.
Allongé sur le dos, je regardais le plafond, sur lequel les ombres de la rue dansaient, sans trouver le sommeil. Mes longs dialogues avec Justine me revenaient, me manquaient, comme un fantôme du passé. J'écrasai une larme rageuse et me retournai, encore et encore, jusqu'à ce que le réveil sonne. Je filai alors sous la douche, me préparai en vitesse, attrapai mon sac sans vérifier ce qu'il contenait et descendai.
Mon père était déjà partis au boulot. Il s'investissait à fond dans son job afin de ne pas penser. Tout moment de liberté de nos esprit nous ramenait systématiquement aux jours heureux, et la souffrance qui en découlait était épouvantable. Une lame d'acier glacée et tranchante semblait alors me fouailler les entrailles.
J’ouvris le réfrigérateur d'un geste machinal, il était quasiment vide. Évidemment, Maman n'était plus là pour veiller au bon approvisionnement. Je repoussai la porte aluminium sans rien toucher, la boule qui gonflait dans ma gorge me coupant de toute façon l’appétit. Je sortis de la maison, claquant la porte pour la fermer, et gagnait l’arrêt du bus. Tous les passagers, des voisins, des amis, me regardaient d'un air peiné, chuchotant à qui mieux-mieux à mon approche. Lorsque je m’arrêtai près d'eux, les discussions s'éteignirent.
Le véhicule s’arrêta et je m'engouffrai, m'affalant sur un siège libre. Le vide se fit autour de moi. Je ronchonnai en pensant à la bêtise humaine. Je n'avais pas la gale. J'étais juste malheureux, ça n'avait jamais été contagieux. Je me concentrai alors sur la barre bétonneuse de la cité voisine qui s'éloignait, attendant impatiemment de sortir enfin de là. J'aurais bien à l'arrivée quelques amis qui tenteraient de me changer les idées. Je descendis donc avec empressement, pour trouver le parking noire d'une foule qui me regardait comme une bête curieuse.
Le vide se faisait devant moi à chaque pas, alors que les conversations s'éteignaient, toujours et encore. Même mes meilleurs potes s’éloignaient. De rage et de frustration je me mis à courir et gagnai ma salle de classe sans même savoir ou j'allais réellement. J'aurais aimé me perdre dans le dédale de ces murs bistres, comme ma raison s'enfuyait dans le smog cendreux de ma dépression.
Une fille attendait devant la porte. Pas n'importe laquelle, celle dont tous les garçons rêvaient la nuit, mais qui hautaine, n'adressait la parole qu'à une ou deux personnes sur tout le lycée. J'allais passer devant elle lorsqu'elle posa sa main sur mon bras.
―Je suis désolée, je te présente toute mes condoléances, dit-elle d'une voix douce.
Je grimaçai un sourire et la regardai enfin dans les yeux. Dans tout ce gris qui m'entourait depuis des jours, ils émettaient une lumière magnifique qui traversait le brouillard dans lequel j'évoluais. Ils auraient était vert ou bleu que j'aurais enfin pu retrouver un peu de couleur. Mais sortis de cet éclat brillant, ils avaient la douceur et la teinte particulière d'une perle de Tahiti. C'était tout de même comme une bouffée d'oxygène pour moi et j'inspirai profondément comme si ce devait être la dernière fois. Je réalisai alors qu'elle étais venu à l'enterrement, contrairement à tous les autres élèves de ma classe. Même ceux que je côtoyais depuis toujours, que je nommais mes amis, ne s'étaient pas déplacés.
―Je te remercie...d'être venu.
Elle hocha la tête. Comprenait-elle toute l'importance que ça avait pour moi ?
―Si tu as besoin de quoique ce soit, tu peux compter sur moi, conclu-t-elle en me tendant une carte de visite.
Son prénom et son numéro de téléphone ressortait étain sur le blanc glacé du papier, noyé dans ma grisaille quotidienne.
Je hochais la tête et enfouissait le bout de carton dans ma poche de jeans. La sonnerie métallique de la cloche retentit et nous nous engouffrâmes dans la classe suivi par les autres élèves qui n'avaient pas osé passer devant nous. Le prof arriva sur cela, hocha la tête de surprise en me voyant, et débuta l'appel.
La journée se passa ainsi, entre étonnement des enseignants, mots de soutiens de leur part, silence pesant de mes connaissances et leçons qui me semblaient totalement inutiles. A quoi bon emmagasiner toutes ses informations si tout devait s’arrêter demain ? Ne tenant plus, je fus soulagé en quittant le dernier cours et décidai de rentrer à pied plutôt que d'affronter encore la foule d'un moyen de transport bondé.
Je marchais lentement. J'avais la tête qui tournait. Entre mon manque de sommeil et de nourriture, ce n'était guerre surprenant. Mais il était hors de question que je monte dans le bus scolaire. Celui de la ligne 34 ne me tentait pas plus. Une odeur de sueur rance et de fer surchauffé les habitaient, l'un comme l'autre, sans compter les passagers qui me regarderaient de travers. Je déglutis difficilement alors que l'angoisse de la solitude m'étreignait à nouveau. J'étais rentré à pied ainsi tellement de fois avec Justine. Les cendres froides envahirent à nouveau ma bouche et je vomis la bile acide qui m'emplissait l'estomac. Je me redressai difficilement lorsqu'une voiture s’arrêtait à ma hauteur.
― Monte, je vais te ramener.
Elle me regardait depuis le siège conducteur par la vitre à moitié baissée.
―Samantha, c'est ça ? demandais-je en me dirigeant vers la voiture.
Elle hocha la tête, alors que j'ouvrais la portière et m'installais à ses côtés.
―Je ne veux pas rentrer, dis -je sur une impulsion.
―Ok, je t'emmène chez moi.
Elle démarra sans rien dire, me laissant me perdre dans les méandres de mes pensées et des rues qu'elle empruntait. Elle se gara dans une allée d'un luxueux pavillon du beau quartier, coupa le moteur et ouvrit sa portière. Sans m'attendre, elle descendit et se dirigea vers l'entrée, jouant avec ses clefs, avec lesquels elle ouvrit la porte. Elle se retourna et me fis signe de la suivre alors que je n'avais pas encore bougé. Son invitation me permit enfin de réagir. Je la rejoignis prestement et m'engouffrai derrière elle.
Elle me conduisit jusqu'à la cuisine, et prépara deux chocolat chaud, utilisant du vrai chocolat noir qu'elle fit fondre dans le lait. Elle poussa vers moi le second mug.
―C'est le meilleur remède.
―Tout a un goût de cendre ou de métal, précisais-je.
―Il faut du temps, conclu-t-elle en soufflant sur sa tasse.
J'avalai une gorgée brûlante, mais seule la chaleur se fit sentir. Un goût de papier mâché brûlé envahit ma bouche. Je reposai la boisson sur le plan de travail, me détournant.
Samantha s'approcha, et me remis le chocolat entre les mains, doucement mais fermement.
―Tu as besoin de te nourrir.
Je me forçai alors à tout boire, et lorsque je lui tendai le récipient vide, elle me sourit.
―Il est l'heure de te ramener maintenant.
Je remarquai alors qu'il m'avait fallut près de deux heures pour tout boire. Elle me raccompagna alors jusqu'à chez moi et attendit que je sois rentrer pour repartir. Je me retrouvai alors seul, jusqu'au retour de mon père qui me trouva assis dans le noir. Nous dînâmes d'un plat chinois qu'il avait acheter en rentrant auquel je touchais à peine, puis je montai et arrivai à dormir quelques heures.
Les jours passèrent ainsi. Samantha passait me chercher le matin, me nourrissait après le lycée et me ramenait. Nous parlions très peu, et ça m'allait comme ça. Je ne voyais plus mes copains. Seul un ou deux venait me voir de temps en temps, pour savoir comment j'allais mais la discussion coupait souvent court. Je n'avais plus rien à dire. Ils avaient beau m'interroger sur la fille qui ne me quittait pratiquement plus, je ne leur répondais pas. Ils venaient d'ailleurs uniquement pour elle, je n'étais pas dupe, surtout quand les vacances commencèrent.
Noël passa, morne, le pire de toute ma vie. Mon père avait essayé de faire un sapin, mais devant mon peu d'entrain, il avait fini par tout jeter dans le jardin de colère. Il piquait des crises de plus en plus souvent. Son teint rougeaud et bouffi indiquait qu'il s'était mis à boire. Samantha avait même un soir fait la chasse aux bouteilles après que je lui eu parlé du problème. Elle me poussait à en discuter avec lui, mais je ne savais pas par ou commencer. Je laissais donc la situation pourrir doucement, jusqu'au jour ou je le retrouvai affalé contre la porte de la maison, ivre mort, alors que je partais pour le lycée. Heureusement, malgré l'hiver, la nuit avait été douce.
Le soir quand il rentra, tard, titubant, je l'attendais assis dans le salon, un bouteille de whisky posée devant moi sur la table basse et un verre à la main. De sa conscience brumeuse émergea un hoquet de surprise, car il ne m'avait jamais vu boire une goutte d'alcool jusqu'à ce jour.
―Tu as un problème, dis-je d'une voix posée.
―Tu bois ? demanda-t-il.
―Non ! Et je posais le verre devant moi.
Il s 'assit lourdement dans le canapé, et se mit à pleurer. Sa main se leva pour se saisir de la boisson, mais retomba lourdement à ses côté, alors que des sanglots secouaient son corps.
―Je n'y arrive pas sans elles, dit-il juste.
―C'est difficile aussi pour moi, et sans toi, je n'y arriverais pas.
Il essuya ses yeux d'un revers de manche et me regarda surpris.
―Tu te détruis avec cette merde. Tu es absent de plus en plus souvent. Tu t 'effondre même avant d'avoir réussi à rentrer dans la maison. Si tu ne te reprends pas très vite, tu va y rester d'une façon ou d'une autre. Tu m'abandonne, alors que je n'ai plus que toi.
J'avais parlé très vite, sans agressivité, peu être un peu de dépit, mais au moins, c'était sorti. Je me levai nerveux et commençai à faire les cent pas dans le salon. Il se tenait la tête des deux mains, tirant sur ses cheveux. Cela dura une éternité me sembla t-il, puis il se redressa, se saisi de la bouteille et la vida dans l'évier de la cuisine. Il sorti un sac poubelle et fit le tour de ses caches, ramassant tout l'alcool qu'il avait planqué avant de lui faire suivre le même trajet vers les égouts. Il transpirait à grosse goutte, mais se planta devant moi.
―Tu m'aides pour porter le verre au recyclage ?
Je hochai la tête positivement. Nous avions gagné une bataille et nous allions nous serrer les coudes pour gagner la guerre.
Le lycée repris avec son rythme monotone. Je m'ennuyais, mais j'arrivais enfin à me concentrer un peu sur mes cours. En travaillant, la douleur était moins vive, en fait je m'occupais l'esprit pour ne pas penser.
Avec mon père, nous sortions beaucoup, rester à la maison ne nous réussissait pas trop. Chaque tableau, chaque meuble, chaque pièce étaient le rappel d'un souvenir heureux, et le poids de ces fantômes nous faisait souffrir. Moins nous y étions et mieux nous nous portions. Nous fîmes tout ce que nous n'avions jamais oser faire auparavant, des activités père-fils comme du parachutisme, beaucoup de musée, de cinéma, mais nous avions conscience que ça ne faisait que meubler notre solitude. Mon environnement restait plombé d'étain et de brouillard.
Nous commençâmes alors à parler de déménager, changer de région pour tourner la page. L'idée semblait bonne, mais quelque chose me déplaisait et je ne savais pas quoi. Il cherchait une nouvelle résidence, mais dès qu'il parlait de m'emmener, je prétextais des devoirs afin de ne pas l'accompagner.
Le bac approchait à grand pas et si j'étais prêt, je n'étais pas heureux pour autant. Mon père avait trouvé la maison de ses rêves et avait fait une proposition, car sa boite avait en plus une annexe par là-bas et lui proposait une mutation.
Un soir de révision chez moi, j'en parlais à Samantha, et une larme vint brouiller son regard si lumineux. Je posais ma main sur sa joue et essuyait cette goutte d'eau qui débordait d'un revers de pouce, sans réaliser l'intimité d'un tel geste. Je savais juste que je ne voulais pas qu'elle soit triste. Cela m'était insupportable. Il y avait déjà trop de peine dans mon cœur, ça débordait.
―Ne pleure pas, s'il te plaît.
Elle se pencha alors vers moi et posa un baiser sur mes lèvres avant de s'enfuir, laissant là toutes ses affaires. Ce fût pour moi un véritable électrochoc. Tout mon corps était en feu, mon âme se consumait alors que je réalisais ce qu'il venait de se passer. Je me levai et me mis à sa recherche. Je la retrouvai rouler en boule sur le sol,sanglotante près de sa portière de voiture. Je m'allongeai à ses cotés et l'attirai contre moi. Alors qu'elle se calmait, je saisis son visage et lui rendis son baiser, doucement, langoureusement, appréciant chaque impression, chaque contact, les yeux fermés pour ne perdre aucun instant de ce moment magique. Je relâchai finalement la pression sur sa nuque alors que nous reprenions notre souffle. Je n'osais ouvrir les yeux, de peur que tout cela ne soit qu'un rêve et que je me réveille dans mon terne quotidien. La caresse de sa main sur ma joue me tira alors de cette angoisse.
J'ouvris les yeux et ce fut alors un véritable arc-en-ciel de couleurs. Le bonheur était revenu. Mon père nous regardait depuis la porte d'entrée, un sourire sur le visage.